Parfum pourpre du soleil des pôles
Bon, aujourd’hui on va parler d’un truc un peu spécial : ma synesthésie.
Alors, déjà, qu’est-ce que la synesthésie ? C’est un phénomène neurologique un peu perché où les sens se mélangent. Certains vont goûter les mots, d’autres entendre une couleur, toucher les odeurs... bref, les frontières sensorielles deviennent floues. L’expression « les gout et les couleurs… » prend tout de suite un autre sens ! Dans mon cas, j’associe les sons aux couleurs. Chaque note, chaque voix, chaque bruit provoque une couleur dans ma tête. C’est pas un effet secondaire de drogues psychédéliques. C’est mon cerveau, tout simplement. Merci, cerveau.
C’est un peu comme si un film abstrait permanent se projetait derrière mes paupières à la moindre vibration sonore. C’est pas de l’esthétique, c’est de l’écoute visuelle. Et forcément, quand tu fais de l’art visuel, ça laisse des traces.
Le jour où j’ai colorié la musique en live à Beaubourg
Retour en 2009. Je suis invitée à participer à une performance un peu originale au Centre Pompidou, dans le cadre de l’événement Parfums pourpres du soleil des pôles. C’était une création collective organisée par l’artiste Ulla von Brandenburg (connue pour ses installations immersives, ses rideaux colorés et ses pièces un peu mystiques), avec Julien Discrit, Thomas Dupouy et Laurent Montaron.
L’idée ? Sur scène, trois harmoniums (des sortes d’orgues qui ronronnent comme des chats enrhumés) jouaient une musique minimale et très lente. Et moi, je devais traduire ces sons en couleurs et en direct, devant le public. J’avais des jeux de cartes colorées posées sur une table près de moi, un véritable Pantone à porté de main. Devant moi, une table vide avec une camera braquée dessus. Une à une j’attrapais les cartes et les disposais de façon à ce que cela corresponde le mieux à ce que je « voyais » dans ma tête.
C’était pas du coloriage freestyle hein : c’était de la partition visuelle synesthésique, un truc sérieux, hypnotisant (mais aussi très WTF selon quelques potes curieux qui étaient passés voir ça).
Pendant que les harmoniums soufflaient leurs accords étranges, je « coloriais » ce que j’entendais : des nappes de violet, des éclats dorés, des lignes bleues acides… Ma tête était une boule à facettes sensorielle. Et je vous jure qu’à la fin, j’avais l’impression d’avoir accouché d’un arc-en-ciel.
Quelques semaines plus tard, on a réitérer l’expérience. J’ai embarqué pour Louvain en Belgique, au STUK Kunstencentrum, dans le cadre du festival Playground (où art contemporain et performance se mélangent). Là encore, j’ai rejoint l’équipe d’Ulla pour une version belge de la même expérience : traduire en live une œuvre sonore en partition de couleurs, comme si j’étais une espèce de décodeuse humaine entre le son et l’image.
Sauf que cette fois, je le faisais devant un public flamand très calme, très concentré, qui me regardait comme si j’étais une espèce de chaman des temps modernes. J’ai trouvé ça touchant. Et un peu stressant. Mais surtout, grisant. J’ai senti que ma manière de percevoir le monde, qui d’habitude reste enfermée dans ma tête, pouvait devenir un spectacle, une traduction sensible pour les autres.
À l’époque, je ne savais même pas si les gens connaissaient le mot « synesthésie ». Aujourd’hui encore, c’est un peu flou pour beaucoup (spoiler : non, c’est pas une maladie, ni un plugin After Effects que j’ai installé dans ma tête). Et pourtant, on est pas mal à vivre avec ce câblage un peu étrange. Ce que j’ai aimé avec ces performances, c’est que pour une fois, ce truc bizarre qui vit en moi depuis toujours a pu devenir un langage à part entière. Je n’ai pas eu besoin de l’expliquer avec des mots savants — je l’ai juste montré, en couleurs. Et ça, franchement, c’était une forme de soulagement. Comme si j’avais pu sortir un morceau de mon cerveau et le balancer en pleine lumière.
Peut-être qu’un jour, j’en ferai autre chose encore. Ou peut-être que je continuerai juste à écouter la pluie en technicolor, dans mon coin. Qui sait.